- Le Temps - Renaissance ou création, les nouvelles marques horlogères se multiplient

Par Fanny Noghero et Valère Gogniat

Elles fleurissent comme les perce-neiges au printemps et rien ne semble plus simple aujourd’hui que de créer une marque horlogère. «Pas faux», confirme Olivier Müller, fondateur de LuxeConsult, qui a lui-même possédé sa propre marque, avant de conseiller aujourd’hui ceux qui souhaitent se lancer. Les nouvelles technologies y sont pour beaucoup dans ce foisonnement de jeunes pousses. 

«Il y a eu des progrès énormes dans les moyens de production. Aujourd’hui, tout est plus simple à réaliser avec les programmes informatiques. Quand, à l’époque, il fallait bricoler un prototype avec un bout de laiton, désormais les designers conçoivent leur produit via un logiciel et l’impriment en 3D. On obtient des rendus incroyables, très réalistes, qui font croire que le produit existe déjà, ce qui permet de faire des préventes. Les temps de développement, de la conception à la promotion, ont été drastiquement raccourcis.» 

De surcroît, contrairement à d’autres secteurs d’activité, le «ticket d’entrée» est relativement bas. La première levée de fonds, l’amorce de financement obtenue grâce à la famille et aux amis, permet déjà de franchir de nombreuses étapes du processus de création. Les nouveaux venus ne développent pas uniquement des produits, mais également des modèles d’affaires inédits, notamment au travers du financement participatif, de la constitution de communautés, ou encore via la vente en réseaux. Alors que leurs aînés devaient jouer des coudes et faire preuve d’imagination pour espérer attirer l’attention des médias, les entrepreneurs d’aujourd’hui gèrent leur communication via les réseaux sociaux. Et alors qu’il fallait montrer patte blanche pour figurer dans le catalogue d’un détaillant, ils développent leur propre réseau de distribution par le bouche à oreille. 

Volonté de se différencier 

Selon François Courvoisier, professeur honoraire à la Haute Ecole de gestion Arc à Neuchâtel et spécialiste de marketing horloger, ce phénomène fait suite à la crise financière de 2008. «De nombreux horlogers ont décelé qu’il y avait un potentiel de clients qui recherchaient des montres différentes et qui avaient les moyens de dépenser des sommes importantes. Je pense notamment à Richard Mille ou Greubel Forsey. Depuis la pandémie, cette tendance s’est renforcée avec de nombreux petits indépendants qui se rendent compte qu’il y a une part du gâteau à prendre.» 

Du côté des clients, c’est la volonté de se différencier, et notamment de porter autre chose que les grandes séries des poids lourds de l’horlogerie, qui les fait s’intéresser aux nouvelles marques, analyse François Courvoisier. «C’est très positif pour le secteur horloger en termes d’image, de créativité et de qualité, d’autant qu’elles se revendiquent presque toutes «Swiss made». En revanche, cela ne sert pas les sous-traitants, puisque si la valeur augmente, le nombre de pièces diminue étant donné qu’il s’agit souvent de petites séries ou de séries limitées.» 

Pour ce qui est de la pérennité de tous ces nouveaux venus sur le marché, elle dépend de la conjoncture, selon Olivier Müller, pour qui il n’y a pas forcément de la place pour tout le monde. « Il faut survivre à un cycle baissier pour espérer devenir pérenne. Ce n’est pas en nombre d’années que cela se mesure. Aujourd’hui, nombre de marques tiennent parce que l’ensemble du marché les pousse très fort, mais dès que le vent tournera, c’est là que nous verrons ceux qui ont réellement du coffre et ceux qui baissent les voiles.» 

Pour l’heure, l’horlogerie suisse ne s’est jamais aussi bien portée, enchaînant les records et offrant aux jeunes pousses l’opportunité de se faire connaître et de se renforcer. Nous vous en présentons huit, quatre noms historiques qui ont été sortis de leur torpeur et quatre nouvelles marques. FNO 


 Un signe du destin
Elka
Hakim El Kadiri, technicien de formation, a travaillé durant vingt-trois ans pour Swatch Group avant de changer de cap et de suivre ses aspirations d’entrepreneur en lançant sa propre marque de montres. Alors qu’il est à la recherche d’un nom, il tombe sur Elka Watch Co, acronyme de Eduard Louis Kiek Amsterdam, qui est également son surnom. Un signe du destin. La marque a été créée en 1877 en Hollande et a ouvert une filiale à La Chaux-de-Fonds au milieu du XXe siècle, avant de disparaître dans les années 1970. Hakim El Kadiri s’est inspiré des modèles des années 1960 pour ses deux premières collections, dont la production a été assurée par un financement participatif via la plateforme Kickstarter en juin 2022. Pour le mouvement, l’horloger a choisi une valeur sûre avec le calibre trois aiguilles La Joux-Perret G100, avec une réserve de marche de 68 heures. Des garde-temps intemporels, simples et élégants, qui ont le mérite d’être accessibles, puisqu’ils se situent dans une fourchette de 1600 à 1800 francs. Hakim El Kadiri a livré ses 160 premières pièces en 2022 et vise 300 unités pour 2023. FNO  


  Aux fondements de l’histoire 
Louis Moinet Son sommeil aura duré 147 ans, mais son réveil est éclatant, avec à son palmarès de nombreux prix de design horloger. La marque Louis Moinet a été exhumée des limbes et déposée en 2000 par un passionné d’horlogerie, Jean-Marie Schaller, qui lui voue un véritable culte. Depuis qu’il détient la marque, le Jurassien traque tous les ouvrages, les créations, la correspondance de Louis Moinet, horloger, formé dans les arts et l’astronomie, né en 1768 à Bourges (F) et mort en 1853. Il est notamment l’auteur du célèbre Traité d’horlogerie paru en 1848 et l’inventeur du tout premier chronographe de l’histoire en 1816. Depuis sa mort, la marque portant son nom sommeillait. Les Ateliers Louis Moinet produisent environ 500 pièces par année, dont le prix moyen oscille autour de 50 000 francs. Le design et le développement des montres se font dans les locaux de Saint-Blaise (NE), les mouvements sont mis au point par Concepto Watch Factory à La Chaux-de-Fonds (NE) et les garde-temps sont assemblés à l’atelier Mercier aux Breuleux (JU), où quatre horlogers œuvrent à plein temps pour Louis Moinet. La marque a rejoint la Fondation de la haute horlogerie en 2020 et était présente, l’année dernière, à Watches and Wonders. Un véritable coup d’accélérateur pour Louis Moinet, qui a produit pas moins de 800 pièces en 2022. FNO  


  La deuxième vie
Czapek C’est peu dire qu’elle a été accueillie avec scepticisme. Quand le microcosme horloger a commencé à entendre parler de Czapek, nombreux étaient ceux qui ne la voyaient pas durer bien longtemps. L’histoire, d’abord: autour des années 1830, un horloger polonais d’origine tchèque, François Czapek, rencontre à Genève un certain Antoine Norbert de Patek. Ensemble, ils fondent Patek, Czapek et Cie en 1839 et restent partenaires durant six ans. Ensuite, chacun part de son côté, le premier faisant fructifier Czapek jusqu’en 1869 (date à laquelle la marque sombre mystérieusement dans l’oubli) et le second en trouvant un nouvel associé, un certain Jean Adrien Philippe avec qui il fonde Patek, Philippe et Cie en 1851. x C’est en pariant sur cette légitimité qu’un trio a fait renaître Czapek via une campagne de financement participatif en 2015. 750 000 francs levés et, dans la foulée, le Prix du public lors du Grand Prix d’horlogerie de Genève l’année suivante. Un tour de force quand l’on sait que les montres commercialisées par Czapek s’échangent plusieurs dizaines de milliers de francs. Aujourd’hui, la marque possède un atelier à La Chaux-de-Fonds, se met à la blockchain, noue des partenariats avec des revendeurs (Monochrome, QoQa, etc.) et emploie plus d’une dizaine de personnes. Les sceptiques sont nettement moins nombreux. VG  


  La tradition familiale
Georges Gay Contrairement aux autres marques réactivées, dans le cas de Georges Gay, il s’agit du prolongement d’une histoire de famille. Jean-Michel Gay-Golay et son frère Philippe ont redonné vie en 2021 à la marque horlogère fondée par leur grand-père en 1943, dans le village des Bioux (VD), et qui s’était éteinte en 2005. A la belle époque, Georges Gay employait une centaine de personnes dans ses ateliers avant que la marque soit vendue par son fondateur à Valjoux à la fin des années 1960. Peu satisfait de la gestion de sa marque par les repreneurs, l’horloger la rachète, avant de la revendre de nouveau. Ses petits-fils ont pu la récupérer sans trop de difficulté et démarrer leur activité en réassemblant des modèles à partir de pièces retrouvées dans leurs stocks et en restaurant des invendus. En 2021, ils ont sorti quatre chronographes équipés du mouvement Valjoux 7750, portant tous des noms de lieux-dits de la vallée de Joux, ainsi qu’une montre squelette femme. Chaque modèle est produit en série limitée de 50 exemplaires. Et uniquement sur commande. Il faut donc compter deux à trois mois pour recevoir son chrono et trois à quatre semaines pour une squelette. Ces garde-temps 100% vallée de Joux sont commercialisés entre 1400 francs pour le modèle le plus simple et 3900 francs pour le chronographe Altitude 1004, qui comporte deux complications: une phase lune et un quantième à aiguille. FNOx  
 
 La mécanique dans l’ADN
Rebellion Rebellion Timepieces a été fondée en 2007 à Lonay (VD) par Alexandre Pesci, un industriel passionné d’horlogerie, de haute technologie et de course automobile, déjà à la tête d’une écurie. Condensé de ces trois mondes, le design des montres Rebellion se distingue par une forte personnalité et s’allie à des matériaux tels que le titane, le carbone, l’or, l’acier-céramique et le saphir. Via son réseau dans l’univers de la mécanique, Rebellion a su séduire des ambassadeurs de marque, qui ont fait parler d’elle. Le dernier en date étant le footballeur Ronaldinho, qui s’est déplacé à Lonay en février dernier. En 2019, Rebellion Timepieces décroche la timbale en devenant chronométreur officiel du rallye Dakar. Un partenariat qui lui offre de la visibilité dans les 190 pays où la course est diffusée auprès des 3 millions de fans qui la suivent sur les réseaux sociaux. Cela l’a néanmoins contrainte à réaliser des garde-temps à moins de 2500 francs, soit la moitié du prix de ses modèles entrée de gamme. Condition sine qua non fixée par les organisateurs de la course. Une opération payante, qui lui a permis de doubler sa production en trois ans. A noter que la rebelle fait partie du cercle des marques partenaires de la Fondation de la haute horlogerie. FNO  
 
 Le pragmatisme créatif
Schneider & Co Schneider & Co est la preuve par l’exemple que les crises dopent la créativité. Son entreprise de sous-traitance locloise s’avérant sous-occupée courant 2016, Alain Schneider décide de ne pas laisser ses machines inactives et se lance le défi de créer son propre garde-temps. x Une histoire de famille où chacun donne son avis et qui conduira à l’utilisation exclusive de l’aluminium, du mouvement au boîtier, afin de répondre aux désirs de couleurs des enfants du fondateur. Le premier garde-temps extra-léger sort des ateliers des Montagnes neuchâteloises en janvier 2017. Schneider & Co fabrique à l’interne la plupart des éléments qui composent ses montres, aussi bien les platines et les ponts de ses mouvements que l’habillage, et jusqu’à la boucle du bracelet. L’assemblage du mouvement mécanique SCo 038 est réalisé par le maître horloger de la marque dans ses ateliers. Réunissant sous son toit de nombreux métiers de l’horlogerie, à commencer par l’ingénierie, Schneider & Co a pu développer de nombreuses innovations techniques et ses moyens de production robotisés lui permettent de maîtriser au mieux ses coûts. Avec à la clé des garde-temps qui se positionnent dans un segment tarifaire accessible et qui sont distribués en direct par la marque, via son site internet. FNO  
 
 La belle aux multiples facettes
Byrne Byrne est née un soir de 2015, à l’Opéra de Paris. Envoûté par un tableau du ballet Apollon Musagète où les danseuses placées les unes derrière les autres évoluaient tellement rapidement qu’elles donnaient l’impression d’être une femme aux quatre visages, John Byrne souhaite reproduire ce mouvement sur un garde-temps. L’homme n’est pas étranger au secteur de l’horlogerie puisqu’il poursuit une histoire familiale qui a démarré il y a une trentaine d’années, dans la restauration des garde-temps. Au fil des ans, il s’est imprégné de toutes les techniques horlogères, travaillant aux côtés de maîtres horlogers qui peuvent créer sur mesure des nano-pièces pour restaurer une montre de famille que l’on pensait perdue. Mû par la volonté de créer un objet extraordinaire, il entreprend alors des études de designer industriel. C’est à Fleurier (NE), dans le Val-de-Travers, chez Le Temps Manufactures, qu’il trouve les artisans capables de donner vie à son projet un peu fou de montre aux multiples facettes. Des années auront été nécessaires pour sublimer le boîtier et mettre au point le mouvement Gyro Dial, présenté en 2021, qui fait pivoter les quatre index principaux du cadran tous les soirs à minuit ou sur demande, offrant à son détenteur quatre versions différentes. FNO  
 
 De start-up à PME
Code41 Au début, il n’y avait que des vidéos au ton caustique. En ligne, un collectif d’anonymes promettait de «dire toute la vérité sur le «Swiss made» qui trompe les consommateurs» ou encore de «mettre un coup de pied dans la fourmilière horlogère». L’effet d’annonce a porté ses fruits puisque ces vidéos ont agrégé une communauté de curieux voulant en savoir davantage sur ce projet Goldgena. Après des années passées dans l’ombre des marques, l’objectif du graphiste lausannois Claudio D’Amore était de dépoussiérer l’industrie et notamment ses canaux de distribution. C’était en 2016. x Sept ans plus tard, le pari a été relevé. L’entrepreneur-directeur général-propriétaire a créé 28 emplois à Lausanne et sa société, rebaptisée Code41, est installée dans le paysage. Derniers chapitres en date: la commercialisation fin 2022 d’une centaine de Mecascape (sorte d’objet horloger non identifié ressemblant à un petit téléphone portable mécanique et vendu 10 000 francs pièce) ainsi que la «tokenisation» d’une partie de son capital pour accélérer son développement – les membres de sa communauté peuvent ainsi devenir coactionnaires de la marque. Cette dernière, présente pour l’heure uniquement en Suisse, Allemagne, France et Angleterre, veut étendre ses activités. Sur son site, dans la phase 4 de son développement (2022-3050), elle promet de conquérir l’Univers. VG